Il y a des silences qui accusent. Et des paroles qui trahissent la peur d’être rattrapé par les faits. Dans une récente tribune, M. Tibou Kamara tente de réécrire l’histoire en la diluant dans une morale confuse : selon lui, « nous serions tous coupables ».
Mais cette équation commode est une insulte aux victimes, et une diversion bien connue des survivants du système.
Il faut avoir mangé à toutes les tables du pouvoir, dormi dans toutes les cours présidentielles, pour oser venir, un matin, prêcher la dilution des responsabilités dans une soupe nationale. Et expliquer à ceux d’entre nous qui ont refusé de vendre leur dignité contre un silence complice… que tout le monde est coupable.
Non. Ce texte n’est pas un appel à la lucidité. C’est une stratégie d’effacement. Il ne cherche pas la vérité : il tente de l’ensevelir.
Non, tout le monde n’est pas coupable. Tout le monde n’a pas fermé les yeux, tendu la main, ou détourné le regard.
Cette culpabilité généralisée n’est qu’un refuge pour les véritables responsables.
Et ceux qui, comme vous, Monsieur Kamara, ont tout vu, tout su, tout accepté… n’ont pas le droit de se fondre dans la foule pour échapper à l’inventaire de la justice.
Vous invoquez Siradiou Diallo pour justifier l’oubli. Vous le trahissez.
Pire : vous convoquez l’Allemagne post-nazie pour réclamer l’amnistie.
Mais en Allemagne, il y eut Nuremberg.
Eichmann ne fut pas épargné parce que « tout le peuple suivait ».
Mengele ne fut pas absous au nom d’une culpabilité partagée.
Les bourreaux ont été nommés. Jugés.
Comme l’écrivait Hannah Arendt : ce fut la banalité du mal mise à nu.
Et si Siradiou s’est laissé aller à une formule, l’Histoire, elle, n’aime ni les formules ni les faux-semblants.
Elle exige des faits, des témoins, des procès — pas des prétextes collectifs pour enterrer les vérités.
Regardez l’Afrique du Sud : l’amnistie n’était possible qu’après confession.
Au Rwanda : les tribunaux Gacaca ont jugé plus d’un million de personnes.
Au Chili, en Argentine : les bourreaux ont fini en prison.
Partout, la paix s’est bâtie sur la mémoire. Jamais sur l’oubli.
Votre discours n’est pas innocent.
Il vise à noyer les crimes dans l’émotion, à dissoudre la responsabilité dans une unité fictive.
Mais la réconciliation n’est pas l’oubli organisé. Elle naît de la vérité assumée.
Ce que vous réclamez, ce n’est pas la paix : c’est l’amnistie pour les puissants, l’amnésie pour les victimes.
Quand tout le monde est coupable, plus personne ne l’est.
C’est la stratégie du brouillard, pas celle de la justice.
Ce n’est pas « le peuple » qui a donné l’ordre de tirer.
Ce n’est pas « tout le monde » qui a torturé dans les geôles.
Les victimes, elles, connaissent les noms.
Et nous aussi.
Sous Lansana Conté : assassinats politiques, rafles de janvier-février 2007, massacres à Kaloum, à Cosa, au stade. Plus de 186 morts.
Et vous, plus jeune ministre à 30 ans.
Sous Dadis Camara : le 28 septembre 2009, 157 morts, des dizaines de femmes violées, des cadavres disparus.
Et vous, plume discrète du capitaine.
Sous Alpha Condé : 99 morts selon l’opposition, entre 2010 et 2020. Des jeunes. Des manifestants abattus.
Thierno Mamadou Diallo, tué à Bambéto en juin 2022. Victime d’un tir ciblé. Pas d’un vague « tous coupables ».
Et vous, Monsieur Kamara, toujours là.
Confident de Conté. Scribe de Dadis. Médiateur d’Alpha. Ministre ou conseiller, selon le vent.
Toujours du bon côté du fusil.
Aujourd’hui, vous vous drapez dans la lucidité.
Mais ce n’est pas une confession. C’est un réflexe de survie.
Vous aviez mille occasions de parler. Vous avez choisi le silence.
Quand les balles sifflaient, votre plume se taisait.
Quand les bourreaux triomphaient, votre voix murmurait à l’oreille du pouvoir.
Vous n’êtes pas un chroniqueur du dimanche. Vous êtes un acteur de l’ombre.
Et si vous écrivez aujourd’hui, ce n’est pas par bravoure, mais par prudence.
Parce que vous sentez le vent tourner.
Mais cette fois, vous espérez que ce vent balaiera avec lui les exigences de justice.
En Guinée, trop d’intellectuels choisissent le silence ou la prudence.
Par calcul ou par peur. Et ce faisant, ils brouillent les vérités au lieu de les défendre.
Heureusement, certains sont restés debout.
Tierno Monénembo, par exemple, refusa d’accueillir Alpha Condé à l’Élysée.
Sa phrase résonne encore :
« Je ne mange pas avec ceux qui mangent l’Afrique. »
Une ligne. Une morale. Une hauteur.
Non, Monsieur Kamara.
Tout le monde n’est pas coupable.
Il y eut des résistants. Il y eut des morts.
Kunta Doura. Zénabou Diallo. Thierno Mamadou. Binta Barry…
Ils n’auront jamais votre tribune.
Ils ont eu les balles.
Alors oui, vous écrivez avec style.
Mais l’éloquence ne blanchit pas les silences.
Le talent ne rachète pas la compromission.
Derrière vos belles phrases, on entend le grincement d’un homme qui tente d’échapper au jugement de l’Histoire.
Mais l’Histoire n’oublie pas.
Et elle écrit sans dictée.
« La Guinée a besoin d’une vraie justice transitionnelle. Une commission vérité. Des procès publics. Une mémoire nationale. Pas pour se venger. Mais pour se libérer. »
écrivait en 2008 celui qui est aujourd’hui Premier ministre, alors Ministre de la Réconciliation nationale, de la Solidarité et des Relations avec les Institutions.
On dira que juger les crimes passés divise.
Mais quelle paix construit-on sur des fosses communes et des larmes étouffées ?
L’impunité ne réconcilie pas. Elle recycle le mal.
Regardez l’Algérie : les généraux impunis des années 90 ont reproduit leurs méthodes en 2019.
Le Tchad : les crimes de Déby père ont engendré ceux de Déby fils.
Et chez nous ?
L’impunité du Camp Boiro a enfanté 2007. Puis 2009. Puis 2020.
Chaque grâce accordée est un permis de tuer pour demain.
Le Liberia a jugé Charles Taylor.
La Sierra Leone a traqué ses bourreaux.
La Guinée, elle, les gracie. Puis s’étonne que le sang continue de couler.
Tout est là.
Les archives crient.
Les témoins vivent.
Les corps parleront.
Nous ne voulons pas la justice des vainqueurs.
Mais celle des fusillés de Bambéto.
Des violées du 28 septembre.
Des disparus de Kaloum.
À cet égard, j’en appelle solennellement à Mamadi Doumbouya :
« Il n’y aura aucun esprit de haine ni de chasse aux sorcières. La justice sera la boussole… »
Que ces mots deviennent des actes.
Que la Guinée construise sa paix sur la lumière des faits, pas sur l’ombre des arrangements.
La Guinée n’a pas besoin d’architectes de l’amnésie.
Elle a besoin de témoins.
Des juges, pas des chroniqueurs du pouvoir.
Des vérités, pas des formules.
Des actes, pas des phrases.
Et ce jour viendra.
Car seules les cellules des bourreaux peuvent devenir les berceaux de la paix.
Ousmane Boh KABA