Censure

Aide-toi, le Ciel t’aidera, les hommes t’épargneront

Me Mohamed Traoré, éminent avocat et ancien bâtonnier, ne s’attendait sans doute pas à subir la flagellation des hommes quelques jours seulement après avoir prêté allégeance à Dieu lors d’un pèlerinage à la Mecque, aux lieux saints de l’Islam. Tombé en défendant ses convictions, il devient héros malgré lui. Même s’il lui aura fallu souffrir dans sa chair et dans son âme pour se retrouver au cœur de toutes les attentions, propulsé sous les projecteurs de l’opinion publique et des médias, bien au-delà de nos frontières.

Paradoxalement, c’est après avoir été roué de coups et soumis à un long supplice, forcé à une retraite silencieuse et éprouvante, qu’il sort de l’ornière médiatique et des sentiers battus, catapulté au-devant de la scène publique par ses récents malheurs.

La lutte qu’il menait dans son petit coin, incompris et parfois moqué, connaît subitement un large écho, un regain d’intérêt ; elle fédère au-delà de sa personne, de ses idées et de ses prises de position spécifiques, bénéficiant désormais d’une adhésion plus forte et plus significative. Le coût de l’engagement est très élevé, mais le combat n’aura pas été vain.
Avant sa folle (més)aventure, l’avocat et chroniqueur semblait prêcher dans le désert, esseulé dans sa croisade, à l’image d’un Don Quichotte se battant contre des moulins à vent. Il y a comme un air de résignation et de capitulation par les temps qui courent, plutôt qu’un désir partagé de résistance ou une volonté individuelle et collective d’en découdre.

Aura-t-il été l’homme qui aura fait douter un régime gagné par l’excès de confiance, ou celui qui aura contribué à battre le rappel des troupes ?
Le temps le dira, la suite des événements édifiera.

Le pauvre citoyen a été enlevé nuitamment à son domicile, sous le regard impuissant de sa famille, qui aura eu sa part d’humiliation et de violence. Par la suite, il a subi des atrocités qui suscitent un tollé dans le monde et forcent le gouvernement à sortir de sa réserve et de son flegme anglais face à des cas similaires ou à des situations plus alarmantes, comme les disparitions forcées de compatriotes ou la mort troublante de personnalités publiques et d’acteurs majeurs de la vie nationale. Il aura fallu que le barreau guinéen soit vent debout et entame un boycott des prétoires pour que les autorités se prononcent et condamnent enfin un acte odieux, qui est une mauvaise publicité pour le pays et constitue une tache noire dans la conduite de la transition, que personne ni rien n’est encore arrivé à remettre en cause. D’autres faîtières d’avocats sur le continent et dans le monde se sont fait entendre aussi, pour exprimer en chœur leur solidarité et leur sympathie à leur confrère en détresse. La chambre nationale des huissiers n’a pas voulu être en reste et a décidé d’observer un arrêt de travail de quelques jours. Peut-être que les magistrats aussi, et d’autres maillons de la longue chaîne judiciaire, vont se joindre au mouvement de protestation.

LE BARREAU DEBOUT, LE POUVOIR ÉBRANLÉ ?

Les autorités sont interpellées et stigmatisées de toutes parts, comme rarement, tant par l’opinion publique, la communauté internationale que par les organismes de défense et de promotion des droits humains. Une vague d’indignation et des tirs croisés surviennent à un moment où les autorités dormaient sur leurs lauriers et pensaient avoir le champ complètement libre. Elles semblaient avoir réussi le tour de force d’imposer leur suprématie et ne se préoccuper que de leur agenda, en l’occurrence les préparatifs paisibles des prochaines échéances électorales, en particulier l’élection présidentielle à laquelle, il est plus que probable, le Général Mamadi Doumbouya sera candidat à sa propre succession.
Tout l’enjeu paraît être de savoir si le vide lié à l’absence ou à l’élimination de ses redoutables concurrents lui profitera ou sera son talon d’Achille. Que vaudra un processus électoral auquel ne participent pas les acteurs les plus représentatifs de la classe politique ? Que vaudra une victoire dans une joute électorale sélective, expéditive et discriminante ? À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Comme le Général de Gaulle l’a dit, ce n’est pas tant le vide qu’il faudrait craindre, mais le trop-plein. À trop tirer sur la corde, elle cède, ou, si l’on veut, qui trop embrasse mal étreint.
Telles qu’elles s’annoncent, les prochaines élections, au mieux, ne feront que déplacer les problèmes ; au pire, elles déboucheront sur une crise profonde dont personne ne peut prédire ni contrôler l’issue.
Le barreau vient de démontrer qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, puisqu’il ne s’est décidé à sortir de ses gonds que lorsqu’un des siens a été durement frappé.

D’autres compatriotes passés à la trappe n’ont pas été secourus comme Me Mohamed Traoré l’est aujourd’hui, bien que, contrairement à l’avocat, l’on soit sans nouvelles d’eux et que le mystère persiste à propos de leur sort. Peut-on parler d’indignation sélective ? En tout cas, chacun sait maintenant que, pour être entendu, il faut crier haut et fort, remuer toute la cité ; pour être écouté et respecté, il faudrait exercer des pressions et brandir des menaces. Ne pourrait-on donc rien obtenir sans engager une épreuve de force ou bomber le torse ?
“L’équilibre de la terreur”, au lieu de l’entente cordiale et de la coexistence pacifique basée sur le respect et la reconnaissance mutuelle ?

En attendant, l’avenir, plus que jamais insondable et incertain, avec toutes les inconnues qui pointent à l’horizon et les aléas éventuels, l’affaire Me Mohamed Traoré tombe mal car elle expose le régime à la vindicte et complique la vie à des dirigeants qui étaient si tranquilles et semblaient à l’abri des vents contraires et des désagréments. On sait aussi, comme le rappelle l’adage, que “c’est quand tout va bien que les disgrâces fondent sur vous.”

QUAND L’ÉPREUVE INDIVIDUELLE DEVIENT CAUSE COLLECTIVE

C’est certainement pour continuer à garder la main et poursuivre son petit bonhomme de chemin que le pouvoir essaye d’obtenir avec les avocats une trêve dans leurs revendications, qui pourraient ouvrir la boîte de Pandore. L’on apprend que le Premier ministre, le ministre Secrétaire général à la Présidence, le ministre de la Justice ont conféré avec les “grognards” dans l’espoir de voir agité le drapeau blanc. Le chef du gouvernement, accompagné du bâtonnier, se serait rendu discrètement au chevet de Me Mohamed Traoré pour le consoler et implorer son pardon. Pourquoi deux poids, deux mesures ? Marwane Camara, Billo Bah, Foniké Mengué, Saidou Nimaga, ainsi que d’autres victimes illustres et anonymes dont les familles ne savent pas ce qu’il est advenu d’eux, sont-ils des sous-citoyens qui n’ont pas droit à la compassion et à l’empathie de l’État ? Le faible a tort, le vaincu qui n’a aucun recours ne peut donc espérer le moindre acte d’humanisme ?

Le plaidoyer du gouvernement arrive tard et passe à côté de l’essentiel. Les avocats ont soif de savoir qui s’en est pris à leur confrère, et surtout entendent marquer le coup pour que plus personne ne soit tenté de porter atteinte à l’intégrité physique de l’un d’entre eux et que nul ne s’avise désormais de bafouer leur profession. Ils ont préparé un mémorandum au vitriol qui évoque leurs desiderata et explique leurs attentes. Ils entendent le remettre en mains propres au chef de l’État pour que leur message soit entendu d’une oreille très attentive, que leur cause soit comprise.

Les hommes en robe noire sont conscients qu’ils ont une occasion en or d’obtenir des concessions pour eux-mêmes, la famille judiciaire et, pourquoi pas, pour toute la nation. Les propos lénifiants du Premier ministre lors de sa prestation à la télévision publique sont tombés dans des oreilles de sourds. Les avocats voient plus haut et plus loin que lui.
Peu importe la suite qui sera réservée à leurs exigences, ils peuvent d’ores et déjà se réjouir, avoir la fierté et la satisfaction morale d’avoir fait bouger les lignes, d’avoir obtenu en peu de temps, grâce à leur courage, leur fermeté, leur détermination et surtout leur union qui les distingue des autres, ce qu’aucun acteur ces derniers mois n’a pu arracher : le droit d’être écouté, reçu et pris en compte par les décideurs du moment. Les leaders politiques, les activistes de la société civile, les médias et beaucoup d’autres, qui se sentent lésés, marginalisés, victimes d’abus et d’injustices, ne sont pas parvenus à se faire recevoir, encore moins à se faire entendre et respecter. Et pourtant, eux aussi en ont gros sur le cœur. Apparemment, seuls ceux qui arrivent à troubler la sérénité des autorités, se révèlent une menace pour l’ordre établi et la paix sociale, et sont capables de mettre en danger le régime, ont droit de cité. C’est pourquoi l’on fait allègrement l’impasse sur le sort des uns et s’émeut du mauvais traitement infligé à d’autres.

Me Mohamed Traoré a la chance d’appartenir à une corporation puissante et solidaire, qui refuse qu’il soit une victime parmi tant d’autres, rangée dans les oubliettes.
Leaders emprisonnés, en exil forcé, disqualifiés, déguerpis, d’apparence plus forts et mieux implantés dans le pays que la corporation des plaideurs et longtemps redoutés, eux, n’ont que leurs yeux pour pleurer et s’en remettent, fatalistes, à la Providence et à la déesse Fatalité. Tous ces bannis et persécutés vivent de l’espoir exaltant qu’à tout moment du cours de l’histoire et du calendrier politique, un coup du sort viendra les venger et les rétablir dans leurs droits.

Depuis la nuit des temps, il y a ceux qui sont convaincus que seule la lutte libère, et puis il y a tous les autres qui se tournent vers le ciel.
L’on est ce que l’on veut être et donc chacun est maître de son destin, ou est-il conseillé d’attendre avec sagesse et patience que Dieu décide pour soi ce qu’il y aurait de mieux ?

Tibou Kamara