Censure

Tribune : la roue tourne et le changement est incontrôlable

Le temps ! Ennemi invisible de l’homme, il triomphe de tout et vainc chacun. Il n’a ni rives ni port. Il fait naître et fauche, il fait vivre et laisse mourir. Il est le seul maître de l’univers sans limites ni rivalités.
Avant l’accouchement, la mère, son conjoint et toute la famille vivent dans l’anxiété de l’inconnu, confrontés à une épreuve de nerfs insupportable. Tous croisent les doigts, espérant un heureux dénouement.

Avant chaque remaniement ministériel, les membres du gouvernement retiennent leur souffle, trépignent d’impatience, nourrissent l’espoir secret d’être reconduits dans leurs fonctions enviables. Personne ne souhaite faire partie de la liste maudite des derniers de la classe et des recalés. Chacun voit midi à sa porte et compte figurer parmi les chanceux repêchés.

Quand le bébé naît en bonne santé, la mère saine et sauve, sourires et joie illuminent toutes les chaumières, c’est une délivrance pour tous. « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris », écrivait Victor Hugo.
Mais la métaphore s’arrête là.

Pour les nouveaux promus ou reconduits, l’accouchement gouvernemental est un soulagement, un moment de fierté et de satisfaction. Pour beaucoup d’autres, c’est une ambiance de deuil, une vague de consternation, de regrets et d’amertume. Dans la cité comme dans les foyers des ministres déchus, dès que le décret tombe, les âmes souffrent, les cœurs se brisent, les esprits tourmentés se laissent submerger par des rancunes mesquines et des désillusions cruelles.

Rares sont ceux qui se réjouissent du changement, formulent des vœux de succès à la nouvelle équipe et saluent la décision. À peine nommés, les ministres voient déjà le décret présidentiel déclencher controverses et soupçons.

CHANGEMENTS, ILLUSIONS ET RECOMMENCEMENTS

Le profil et le pedigree des hommes et des femmes appelés aux affaires n’intéressent guère. On prédit l’échec, on parie que le gouvernement fera long feu.

Inquisiteurs, certains se demandent par quel « piston » tel a été nommé, et pourquoi tel autre a échoué à son « examen de passage », privé de poste ministériel. La soif de savoir s’exprime pour asseoir sa conviction : qui tire les ficelles ? On instruit procès en sorcellerie et se livre à une lapidation instinctive. Reconnaissance et rancunes s’entrelacent et s’entrechoquent. Des alliances naissent, des inimitiés se creusent. La solidarité gouvernementale en pâtira, et c’est tout le régime qui en fera les frais.
Les « mauvais perdants » ruminent colère et frustrations, jurent de prendre leur revanche. Commencent les cabales montées de toutes pièces, les coups bas, la délation en pleine effervescence, les intrigues de palais qui poussent comme des champignons.

Le chef de l’État n’est pas insensible aux murmures, ni sourd aux clameurs, ni indifférent aux récriminations. Ceux qui murmurent à son oreille, même s’il s’en défend pour ne pas paraître faible et influençable, parviennent à lui tordre le bras dans ses convictions les plus profondes. Il ne sait que ce qu’on veut bien lui dire, il voit avec les yeux des autres, entend à travers leurs oreilles. Il devient otage malgré lui.

Voltaire résume l’épais brouillard qui enveloppe le prince : « Le roi est avec ses ministres comme le cocu avec sa femme : ils ne savent jamais ce qui se passe ».
Et comme on finit toujours par comprendre, en priant de ne pas avoir trop tardé, le cycle recommence. La seule chose immuable demeure le changement, cette répétition sans fin.

Chaque remaniement ministériel est l’occasion rêvée de faire le ménage, de redistribuer les cartes dans un théâtre d’ombres impénétrables, une valse interminable de décrets, un jeu de pouvoirs impitoyable.

Un ministre reste un « fusible » qui peut sauter à la première alerte, au gré du vent et des circonstances. Durer est une chance, partir, une fatalité.

Combien savent cela, surtout l’acceptent ?

Jules Renard enfonce le clou : « La crainte d’une chute, voilà ce qui suffit à un ministre pour faire égorger des milliers d’hommes ».
La vie nous joue ce tour : plus le temps passe, plus les fonctions trahissent, après nous avoir bercés des plus belles et folles illusions.

Pauvre mortel !

Tibou Kamara