Censure

Le pacte des loups, le silence des agneaux

« On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », enseigne Héraclite. Le monde change sans cesse, l’homme évolue jour après jour. Le mouvement est permanent dans un cycle infini, dans la marche inexorable du temps et de l’histoire. Il reste à savoir si toutes les mutations, des plus inattendues aux plus souhaitées, qu’elles soient spontanées ou préméditées, apportent toujours le meilleur. On a même parfois l’impression que le désir de liberté, l’ardeur démocratique incontrôlée et épidermique, les tentations de rupture violente et anarchique, constituent un saut des plus périlleux dans l’inconnu, si ce n’est un goulot d’étranglement, voire un purgatoire.

Le changement pour le changement engendre souvent regrets et remords. C’est un pari fou et risqué, qui ne profite qu’à ceux qui le prônent, en font leur tremplin et leur étendard.
L’alternance sauvage est préjudiciable à la majorité silencieuse, animée de passions le plus souvent, qui a envie d’y croire et s’y lance à corps perdu. Il fut une époque, pas si lointaine que ça, où l’on privilégiait l’exigence des valeurs humanistes et défendait les interdits. La vie semblait meilleure, la société plus apaisée et plus policée.

Faut-il en être nostalgique, face à la difficulté d’aujourd’hui à soumettre qui que ce soit aux règles de vie commune ? Faut-il pleurer de ne plus pouvoir préserver et promouvoir ensemble la morale et les bonnes mœurs pour le bien de tous ? Il n’y a plus rien de sacré, ni aucune barrière infranchissable. Tous les coups sont permis, tous les verrous ont sauté. Il souffle un vent de terreur sur le monde. Un climat d’insécurité pour chacun et tous s’instaure, dans la mesure où chacun pense à broyer et agenouiller l’autre avec ses velléités hégémoniques et son obsession de puissance.

Dans ce désordre politique généralisé et ce contexte d’immobilisme moral manifeste, nul ne se sent engagé par un pacte de confiance ni lié par un code d’honneur empêchant de laisser libre cours à ses instincts prédateurs, de céder avec une facilité déconcertante à l’oppression, à la répression. On en revient au pragmatisme glacial de Machiavel, qui exclut les états d’âme et tout scrupule : « La fin justifie les moyens ». On se résigne à la sentence brutale de Jean de La Fontaine dans sa fable Le Loup et l’Agneau : « La loi du plus fort est toujours la meilleure ».

QUAND LA FORCE ÉCRASE LA RAISON

Il n’y a plus que les loups qui arrivent à leurs fins et gouvernent la planète. Il n’y a plus de place pour les agneaux qui n’ont pas « l’instinct de tueur », s’en tiennent, contre vents et marées, au « politiquement correct », peinent à rompre avec la culture de la non-violence et des bonnes pratiques.
Dans Les Animaux malades de la peste, le moraliste français enfonce le clou : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Les plus puissants, de tout temps, écrasent les plus faibles. Mais l’injustice et l’arbitraire étaient quand même dénoncés avec plus de conviction et de fermeté que de nos jours par des voix critiques, des consciences libres, des États démocratiques. Ce n’était pas une fatalité consommée, une errance délibérée ni une transgression assumée.
Le mal a toujours existé, mais il n’a jamais triomphé autant que pendant cette « ère révolutionnaire », au point que le bien n’est plus la règle, mais désormais l’exception notable. Plus de gendarme du monde ni procureurs publics, à cause d’intérêts et de calculs diplomatiques cyniques et de visées hégémoniques, géostratégiques et politiques froides. L’intérêt avant l’éthique !

La vertu n’importe plus à personne, ne guide plus les États. L’essentiel pour tous est de parvenir à assouvir des desseins personnels, même ceux qui d’habitude sont défendus et sévèrement punis. Seuls sont blâmés et honnis, ceux qui échouent à atteindre leurs objectifs, quels qu’ils soient. Les perdants ont tort. En ce moment et la plupart du temps, ils viennent des rangs de ceux qui s’accrochent encore à des principes sacro-saints et s’interdisent de franchir les limites admises.
Le dialogue est devenu l’arme des faibles, tandis que l’argument de la force est la nouvelle panacée en cette phase de l’histoire où la démocratie vacille, la tyrannie bat son plein, et où l’on ne prend plus le temps ni ne se donne la peine de discuter ou de négocier des compromis. On tape du poing sur la table, recherche les voies et moyens d’imposer ses quatre volontés et d’obtenir l’adhésion. Pourquoi faire des concessions inutiles lorsqu’on a le pouvoir absolu de soumettre, contraindre et vaincre ?

Comme dans le règne animal, on a le choix : lutter pour survivre ou se laisser dévorer comme une proie facile. Qui n’a pas de troupes ne peut parler, ni être entendu, qui ne brandit pas le glaive ni n’a en sa possession une force de coercition ne peut espérer compter, exister, ni être pris au sérieux, encore moins craint. Malheur aux faibles, sans armes ni défense ; pas de pitié ni répit pour les vaincus.

Quelle époque !

Tibou Kamara