
Ismaël Kaba, est un expert du secteur des Télécommunications, fort d’une carrière impressionnante de plus de vingt ans au plus haut niveau. Ingénieur Télécoms, diplômé de l’Institut Polytechnique de Conakry et certifié en Gestion de Projet- Planification avancée de l’École d’Ingénieur Centrale de Lille (France), il a fait ses armes chez l’opérateur historique des Télécoms guinéennes SOTELGUI comme Ingénieur Réseaux d’accès, puis en tant que Directeur de la Stratégie/Développement et Directeur Technique. Son expertise l’a ensuite conduit à endosser le rôle de conseiller près la Direction Générale de l’ARPT (Autorité de Régulation des Postes et Télécommunication) où il n’a malheureusement pas eu le temps de faire profiter à cette Institution tout son talent. Aujourd’hui, il met son expérience au service des clients en tant que Consultant indépendant et Directeur Général de Global Engineering SARLU. C’est dire donc que son parcours, alliant vision stratégique et technique, fait de lui un interlocuteur de référence sur les enjeux de transformation et de développement du secteur des Télécommunications et du numérique en Guinée. Interview- deuxième partie.
Guinee7.com : La tarification des services, surtout de la Data, reste une préoccupation des consommateurs. Quelle est votre lecture de la situation ?
Ismaël Kaba : Question ultrasensible ! La tarification des services voix et surtout Data (Internet) domine largement le débat sur le numérique en Guinée. Il faut souligner que le coût élevé de la Data est un sérieux frein au développement du numérique en Guinée. La question est si cruciale et profonde que la Data est toujours perçue comme trop chère par bon nombre des consommateurs, et ce, malgré la récente baisse (officielle) de 25%. La tarification de la Data reste donc un frein majeur pour l’inclusion numérique dans notre pays. Elle résulte d’une combinaison des facteurs divers et variés qui vont de la faiblesse de revenus au ressenti des consommateurs, en passant par les coûts structurels supportés par les opérateurs, une concurrence limitée et le cadre réglementaire.
La Data est devenue un service de première nécessité, mais son coût reste prohibitif
En dépit du coût de la data, le consommateur guinéen n’hésite pas à acheter son passe Internet car la Data est perçue comme un service de première nécessité. A mon avis le problème se situe au niveau du ressenti et des attentes du consommateur qui pense (et à juste titre) que le rapport qualité-prix est très mauvais : En effet, en plus de la cherté du forfait Internet, la couverture est incomplète et la vitesse limitée. En parlant de vitesse d’Internet, il faut savoir que la Guinée, selon plusieurs rapports est classée comme l’un des pays africains ayant la vitesse de téléchargement la plus faible, oscillant autour de 0.65 Mbps. Un des facteurs qui pourrait expliquer ce coût élevé est bien évidemment l’hyper concentration du marché des Télécoms en Guinée. Cette situation de quasi-monopole dans le secteur génère une pseudo concurrence qui se joue sur la communication marketing plutôt que sur des vraies baisses de prix.
Une pseudo-concurrence qui se joue plus sur le marketing que sur les prix
Pour justifier ce coût élevé de la Data, les opérateurs se défendent généralement en indexant la fiscalité, ils estiment supporter des redevances et taxes élevées d’une part, et des coûts structurels (bande passante internationale coûteuse, coût élevé de l’énergie) qui pèsent sur eux d’autres part. C’est justement au niveau de ces « coûts structurels » qu’un travail de fond devrait être fait par le Régulateur en vérifiant que les coûts supportés par les services produits sont bien séparés afin d’identifier clairement les coûts réels de production de la Data. Je rappelle qu’en son article 43, la loi L/2015/018/AN indique que « le cahier des charges des titulaires de licence doit préciser l’établissement d’une comptabilité détaillée par service (comptabilité analytique ou modèle d’affectation des coûts par service) ».
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L’idéal pour vérifier la « justesse des prix » pratiqués par les opérateurs serait que le régulateur fasse une analyse de la structure des coûts (sans les détails internes) avec l’approche la plus réaliste et qui consiste à :
- Demander aux opérateurs de fournir des données agrégées sur les coûts majeurs : Coûts de l’énergie, coût du transit international, investissement en réseau, etc.
- Construire un modèle de coût standard, en d’autres termes un « coût théorique » du service basé sur ces données et les meilleures pratiques techniques. Le régulateur comparera ces coûts théoriques aux prix pratiqués pour voir s’il y a une marge anormale.
Bref, la problématique des prix des services, et notamment de la Data, est vital pour le secteur. Les plaintes des consommateurs sont largement justifiées car ils ont le sentiment de « payer ce qu’ils ne consomment pas ». Ce sentiment est renforcé par la qualité de service médiocre d’Internet : Couverture limité, latence (ou délai de téléchargement) intolérable.
Existe-t-il une stratégie ou un mécanisme de régulation visant à rendre l’accès à Internet plus abordable et inclusif ?
Absolument. Il existe non pas un mécanisme mais plusieurs mécanismes que l’ARPT peut mettre en œuvre. Le régulateur des Télécoms n’est pas qu’un simple « gendarme du secteur ». Son rôle et ses actions sont fondamentaux et peuvent constituer un levier puissant pour améliorer la situation. En effet, il détient une boite à outils qui lui permette d’agir directement et indirectement sur l’accès et le prix. En ce qui concerne la baisse des prix, les actions du régulateur doivent permettre tout d’abord de stimuler la concurrence en facilitant par exemples l’entrée de nouveaux opérateurs (opérateurs mobiles virtuels par exemple), en imposant l’itinérance nationale c’est-à-dire obliger un opérateur à forte couverture (Orange Guinée) à ouvrir son réseau aux petits opérateurs et en régulant efficacement les tarifs d’interconnexion. La réduction des coûts structurels des opérateurs dont nous avions parlés précédemment est une action que le régulateur pourrait envisager. Il s’agira dans ce cadre de promouvoir et de renforcer le partage d’infrastructures et de faire une gestion efficace du spectre.
Le régulateur doit auditer les coûts réels de production de la Data
Un Internet abordable ne servirait à rien si le réseau n’est pas disponible. Pour un Internet inclusif, le régulateur pourra envisager une plus grande vigilance dans le respect strict des obligations de couverture universelle (zones rurales peu densement peuplées), l’attribution des bandes de fréquences pour l’Internet rural, l’intégration (en coopération avec l’éducation nationale) du numérique dans les programmes scolaires et universitaires.
Stimuler la concurrence et réduire les coûts structurels : la clé d’un Internet abordable
Il faut cependant préciser que le pouvoir du régulateur est limité par des réalités politico-économiques tels que l’environnement macro-économique, les capacités financières des opérateurs et la volonté politique.
Comment concilier les impératifs de rentabilité des Opérateurs et le droit des citoyens à un accès équitable et abordable au numérique
Cette question nous envoie tout droit au cœur du dilemme de la régulation des Télécommunications qui consiste à veiller à ce que les investisseurs et exploitants des réseaux ouverts au public puissent faire des profits d’une part, et garantir le droit fondamental des citoyens, indépendamment des zones de résidences et/ou de leurs moyens, d’accéder aux services offerts, d’autre part. C’est un exercice hautement complexe mais pas impossible.
Le dilemme de la régulation : rentabilité des opérateurs vs droit d’accès citoyen
Pour concilier ces deux impératifs, en apparence contradictoires, le régulateur doit mettre en place un certain nombre de mécanismes issus des bonnes pratiques dans d’autres pays. Je pense tout d’abord au partenariat public privé pour faciliter l’attribution des droits de passage (sur le domaine public) pour le déploiement des réseaux et le co-financement des projets d’infrastructures critiques (exemple backbone national). Un autre mécanisme est une vision à long terme et gagnant-gagnant, l’idée ici est que la rentabilité de l’opérateur soit directement liée à l’élargissement de sa base de clients. Le régulateur peut aussi rechercher l’équilibre par des dispositions concrètes telles que le partage d’infrastructures, l’encadrement de la concurrence, l’obligation d’une comptabilité de séparation, le respect des obligations de couverture et un minimum de service universel (voix, sms et Data), et enfin la subvention du déploiement dans des zones rurales par le Fonds de Service Universel. Il faut envisager également la création d’un cadre équitable entre les opérateurs ; ce cadre existe partiellement à travers le Fonds de Service Universel (FSU) financé par tous les opérateurs mais il doit être complété et renforcé par plus d’asymétrie dans la régulation pour la simple et bonne raison que le marché est hyper concentré.
Un équilibre possible, mais exigeant, entre profit et inclusion numérique
Bien que complexe, il est toutefois possible de concilier les impératifs de rentabilité des entreprises privées qui investissent dans les réseaux et le droit des citoyens à un accès équitable et abordable au numérique, mais cela demandera des efforts à toutes les parties prenantes du secteur (Etat, Opérateurs de réseaux et citoyens) avec une coordination efficiente et intelligente du régulateur. A suivre…
Interview réalisée par Ibrahima S. Traoré pour guinee7.com