Dans une savane oubliée de tous, la bien nommée Nambara Dougou, régnait depuis des lustres le vieux Léopard tacheté, Möba, un chef arrogant qui, dit-on, laissait son clan affamer le peuple et dirigeait le bled sans perspectives ni boussole. Un soir de saison sèche, si ce n’était un matin de saison pluvieuse, une coalition d’animaux menée par de féroces lions jura de renverser le monarque devenu impopulaire. « Plus jamais un seul individu ne fera de Nambara Dougou sa propriété privée ! », rugit l’imposant Wara Mina Wara, chef des lions, la crinière dressée au vent et le regard aussi ardent qu’un chalumeau. Les éléphants, les gazelles et même les hyènes, d’abord sceptiques, applaudirent. Certains, à la tête de meutes revendiquant de vieux comptes à régler avec Möba, firent plus que taper des mains : ils montrèrent de réels talents de danseurs, même si c’était en contretemps. Le coup de force, ou la prise de responsabilité (c’est selon), fut rapide. Le sénile Léopard, surpris dans son luxueux palais, s’enfuit en hélicoptère vers une île voisine. Les lions prirent la radio nationale. « Désormais, le patelin est libéré, et il appartient à tous de le développer ! » tonna le téméraire Wara Mina Wara. On se réunit sous l’arbre à palabres, un peu comme l’aurait fait le roi de France Saint Louis sous un chêne, ou, plus proche de nous, un certain Sana Bissiri à l’ombre d’un baobab, et l’on grava avec force conviction une nouvelle tablette des lois sur l’écorce rugueuse de l’arbre plus que centenaire, avec comme devise : Liberté – Partage – Unité. Dans l’un des articles, il est écrit que « tous les citoyens sont égaux ».
Les premières saisons firent rêver. Les lions redistribuèrent l’eau des points d’eau privatisés par Möba, les éléphants construirent quelques routes et ponts, les gazelles dansèrent en chantant dans les rues. Mais au fil du temps, Wara Mina Wara se rendit compte que la pratique du pouvoir n’a rien d’une sinécure, surtout avec des citoyens qui se regardent en chiens de faïence, et des promesses qui hantent vos nuits alors qu’elles ne devraient engager que ceux qui ont eu la naïveté d’y croire. Les lions s’installèrent dans l’ancien palais, devenu une tanière fortifiée gardée par des buffles armés de cornes effrayantes et des hippopotames aux mâchoires redoutables. « C’est temporaire mais nécessaire, et puis c’est pour le bien de tous », assura Koumadjou, le perroquet porte-parole sur les ondes de la radio nationale, « La voix de son maître ». Un à un, les articles de la tablette des lois furent modifiés : « Le partage est obligatoire… sauf pour ceux d’en haut » ; « La liberté d’expression est garantie, mais il en cuira à ceux qui auront l’outrecuidance de critiquer les lions » ; « Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres ». Les renards, d’abord exclus, devinrent ministres. « Il faut des pragmatiques pour gouverner », expliqua-t-on. Les zèbres qui protestèrent, en voulant marquer leurs différences, disparurent dans la nuit, sans trace ni aucune autre forme de zébrures. Le vieil éléphant Semba murmura, plein d’amertume : « Les lions ont les mêmes griffes que le Léopard… mais en plus acérées. »
Un jour, des vautours étrangers venus de contrées lointaines atterrirent à Nambara Dougou. Ils proposèrent aux lions un marché : exploiter les diamants sous la rivière en échange de montagnes de biens et d’armes. Wara Mina Wara hésita, mais finit par accepter. « C’est pour protéger la révolution en marche », claironna le loquace Koumadjou, tandis que des bulldozers s’attaquaient à l’environnement et détruisaient, entre autres, les villages des crapauds accoucheurs. La disette et le doute commencèrent à s’installer. L’espérance entama son envol. Les lions accusèrent les « saboteurs » et les « nostalgiques d’un passé à jamais révolu ». Un beau matin, le baobab fut abattu. À la place, on érigea une gigantesque statue du providentiel Wara Mina Wara, surmontée d’une plaque dorée : « Le seul lion capable de sauver la patrie. »
Les années passèrent. Les lions, vieillissants, organisèrent une fête somptueuse avec les hyènes et les vautours, devenus de plus en plus nombreux. Au milieu des taudis, la guenon Tougnafola, journaliste contrainte à la clandestinité, écrivit sur des feuilles mortes : « Ils ont troqué nos rêves contre une arnaque saupoudrée de faux or. » Cette nuit-là, un lionceau orphelin, dont les parents avaient été tués pour avoir osé critiquer le pouvoir établi, rugit vers la lune. Son cri, faible encore, résonna dans le cœur des animaux. Et quelque part, sous les décombres du baobab séculaire, une graine germa…
P.-S. : Eh bien, chacun, ou du moins ceux qui ont la lecture lucide et une culture un peu fournie, aura sans doute compris que nous venons de revisiter La Ferme des animaux, œuvre du Britannique George Orwell écrite en 1945. Une satire allégorique de la Révolution russe de 1917 et de la trahison des idéaux socialistes par le régime stalinien. Par conséquent, toute ressemblance avec des personnages ou des événements réels serait purement fortuite.