Censure

La presse écrite face aux abus du pouvoir en Guinée dans les années 90 : Le cas de l’arrestation d’Alpha Condé en 1998

Un siècle de journaux, histoire de la presse écrite guinéenne de la période coloniale à nos jours (1925-2010) est le livre écrit par Dr. Mamadou Dindé Diallo, Maître de Conférences en Histoire moderne et contemporaine de l’Afrique, Vice-Doyen chargé des études à la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Kindia.

Ce livre est sorti en 3 tomes. Le 1er tome traite de la naissance de la presse écrite en Guinée et son évolution durant la période coloniale, le tome 2 lui, décrit la presse écrite durant la 1ere République (1958-1984) caractérisé par le dirigisme politique ; enfin le tome 3 traite de la renaissance de la presse des années 90 à 2010.

Dans le troisième tome l’auteur évoque le rôle de la presse écrite dans la défense des droits de l’homme.  Si le rôle de la presse est jugé quasi irremplaçable dans toute phase de transition démocratique, c’est parce qu’elle permet aux acteurs sociaux d’accéder au savoir, du moins à certaines informations, et par ce biais de contrôler le pouvoir. De nombreux observateurs prêtent alors à la presse écrite un pouvoir de conscientisation des publics, sans lequel les changements politiques ne peuvent pas avoir lieu.

 Pour illustrer l’important rôle joué par la presse écrite dans la défense de la liberté et des droits de l’homme en Guinée, nous vous proposons ici un extrait du livre « Un siècle de journaux en Guinée » de Dr. Mamadou Dindé Diallo qui revient ici sur les articles de presse consacrés à l’arrestation et la détention du président Alpha Condé en décembre 1998.

 À l’issue des deuxièmes élections présidentielles tenues le 13 décembre 1998, le candidat du RPG, Alpha Condé, est arrêté le 15 décembre à Piné, à la frontière ivoiro-guinéenne. Transféré à Conakry, il est accusé, entre autres choses, de préparer une rébellion contre la Guinée à partir du Libéria et de la Sierra Leone, où il aurait basé des mercenaires. Au terme de son procès pour « atteinte à l’autorité de l’État et à l’intégrité du territoire national », Alpha Condé est condamné à cinq ans de prison. Il est finalement gracié par un décret présidentiel et libéré le 18 mai 2001. Cet événement est largement commenté par la presse. « L’affaire Alpha Condé », comme elle est souvent nommée par allusion à l’« affaire Dreyfus », marque un tournant politique important.

L’Indépendant rédige un article retraçant les conditions de l’arrestation d’Alpha Condé, qui fait l’objet de nombreuses rumeurs. Selon ces rumeurs, le leader d’opposition aurait été arrêté à Conakry, contrairement aux informations véhiculées par les autorités dans la presse d’État. L’Indépendant proclame en Une : « Piné : À propos des déboires d’Alpha Condé » (Cf. Cherif Hamid BALDÉ, « Lola, Alpha contre Alpha (?) ! », L’Indépendant, n°312 du 7 janvier 1999, p. 3). L’article est un reportage sur les circonstances exactes de l’arrestation à Piné, basé sur les témoignages des habitants de la localité. Le journal révèle qu’Alpha Condé, craignant pour sa sécurité, tentait de sortir de la Guinée clandestinement, déguisé en marabout, lorsqu’il fut arrêté le 15 décembre. En se basant sur les témoignages de certains proches du leader, le journal estime que ce dernier est victime d’un « complot orchestré par la mouvance présidentielle » (Cf. Cherif Hamid BALDÉ, « Lola, Alpha contre Alpha (?) ! », L’Indépendant, n°312 du 7 janvier 1999, p. 3).   Un an auparavant, le journal Le Citoyen avait titré en Une : « Attaques rebelles contre la Guinée, Koureissy pointe du doigt Alpha Condé. » (Cf. Le Citoyen, n° 63 du 22 janvier 1998.).  Pour le ministre Koureissy Condé, ministre de l’Intérieur, « il y a effectivement des ennemis, des personnes qui veulent remettre en cause la paix sociale, le processus démocratique en Guinée » (Cf. Le Citoyen, n° 63 du 22 janvier 1998.). Le ministre soupçonne alors l’opposant d’être derrière ces « velléités ».

Durant toute la période de détention d’Alpha Condé, la presse privée accuse le pouvoir guinéen de dérive dictatoriale. Elle réussit à obtenir une lettre ouverte rédigée par Alpha Condé lui-même, que L’Indépendant publie sous le titre : « De sa prison…Alpha écrit » (Cf. Fodéba DIOUBATÉ, « De sa prison…Alpha écrit », L’Indépendant n°352 du 14 octobre 1999, p. 10). Dans ce texte, le leader du RPG demande à ses députés de reprendre leur place à l’Assemblée nationale. À l’entame de l’article, le journaliste écrit : « C’est dans une lettre datée du 7 octobre 1999 que le leader du RPG, Alpha CONDE s’est adressé au bureau politique de son parti pour lui demander de permettre aux députés RPG de reprendre leurs places au Parlement, tout en les félicitant pour la détermination et l’esprit de sacrifice dont ils ont fait preuve jusque-là. »

Dans un autre article, le journal L’Indépendant titre : « Alpha de nouveau dans une villa ? » Selon l’article, « le leader du RPG, Alpha Condé détenu depuis plus de six mois aurait changé de prison. De la maison centrale à une villa de Conakry, dit-on. Certains lient ce transfert à l’arrivée prochaine en Guinée de deux personnalités importantes. D’abord Kofi Annan, Secrétaire Général de l’ONU et Jacques Chirac, Président de la République française. » (Cf. Fodéba DIOUBATÉ, « De sa prison…Alpha écrit », L’Indépendant n°352 du 14 octobre 1999, p. 10).  Le journaliste s’interroge sur une possible libération d’Alpha Condé : « En tout cas Télex Confidentiel, une Agence d’information annonce dans sa dernière livraison, la prochaine libération d’Alpha Condé. La même dépêche place le probable geste sous l’amitié avec Chirac. » (Cf. Fotéba DIOUBATÉ, « De sa prison…Alpha écrit », L’Indépendant n°352 du 14 octobre 1999, p. 10)

Le 2 septembre 1999, L’Indépendant publie un courrier que Jacques Chirac avait adressé à une organisation de défense des droits de l’Homme, Amnesty International, au sujet de l’opposant guinéen : « Monsieur, vous avez appelé mon attention sur la situation de M. Alpha Condé qui a été mis en détention. C’est naturellement aux autorités judiciaires de la Guinée de se prononcer sur la suite à donner à la procédure qui a été engagée. Soyez cependant assuré que la France ne manque pas de rappeler son attachement au respect des libertés publiques et des droits de l’Homme. Ce sera ce langage que je tiendrai lors de la visite que je vais faire dans ce pays. » (Cf. Courrier de Jacques Chirac du 12 juillet 1999, repris par L’Indépendant, n° 346 du 2 septembre 1999, p. 3).  Lorsque Jacques Chirac entame une visite d’État en Guinée au mois de juillet 1999, L’Indépendant Plus s’interroge : « Chirac en Guinée… Le RPG peut-il espérer ? » (Cf. Daouda Tamsir NIANE, « Chirac en Guinée… le RPG peut-il espérer ? », L’Indépendant Plus, n°132 du 19 juillet 1999, p. 3).  Ce titre laisse entrevoir l’espoir très mince des militants de voir leur leader bénéficier d’une libération anticipée. En prévision au procès prévu pour l’an 2000, Le Citoyen titre quant à lui : « Affaire Alpha Condé, dernières révélations : face à face Alpha-Pannival, qui est raciste ? ». (Le commandant Pannival Bangoura était le procureur du tribunal spécial chargé de juger Alpha Condé.)

Le procès du leader du RPG et de 47 codétenus s’ouvre le 13 avril 2000 à Conakry, sous l’égide de la Cour de sûreté de l’État. Créée en 1971 pour juger les ennemis de l’État, elle avait été réactivée en 1997 pour juger les mutins de février 1996. Le 11 septembre 2000, Alpha Condé est condamné à cinq ans de prison ferme qu’il purge jusqu’à sa libération, en mai 2001, par grâce présidentielle. Cette période est marquée par une polémique entre la presse privée et la presse gouvernementale. Pendant que cette dernière cherche à démontrer la culpabilité des accusés, la presse privée dénonce inlassablement une détention illégale, un « procès inique », et réclame à cor et à cri la libération du leader du RPG et de ses codétenus, présentés comme des « prisonniers d’opinion ».

À l’instar du cas d’Alpha Condé qui a mobilisé de nombreux journalistes pour dénoncer les abus du pouvoir, la presse privée s’est donc mobilisée pour défendre de tels cas. De ce fait, elle est considérée par bon nombre de personnes comme une « sentinelle » défendant les droits de l’homme en Guinée et limitant, par sa présence même, les abus du pouvoir.]

Ainsi comme on le voit, la presse en général et la presse écrite en particulier de la période coloniale à nos jours (1925-2010), a été à l’avant-garde de la défense des libertés et des droits de l’homme quand ils ont été menacés.

Mama Törö pour guinee7.com

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