Censure

De Conakry à Genève, les tristes révélations de l’affaire Steinmetz

Beny Steinmetz

Alain Délétroz, politologue, adresse de sévères critiques à Me Bonnant, avocat de l’homme d’affaires Beny Steinmetz, accusé par la Guinée d’Alpha Condé d’avoir tissé des liens peu reluisants avec le précédent régime dictatorial

Avec l’ouverture à Conakry, cette semaine, des auditions sur l’affaire Steinmetz-BSRG  1, la Guinée lance un message d’espoir fort à tout le continent. Les pays d’Afrique qui, comme elle, ont vu la richesse de leur sous-sol se transformer en malédiction pour leurs peuples, auxquels même les miettes de ces juteux marchés sont refusées, découvrent deux choses grâce à cette affaire.

Tout d’abord qu’un peu de volonté politique et quelques bons avocats peuvent effectivement -remettre un brin d’ordre dans des contrats miniers tissés sous des dictatures vampiriques. Ensuite que le pillage systématique des richesses de pays à gouvernance chaotique ne saurait se réaliser, à si large échelle et à travers des schémas d’investissement aussi sophistiqués, sans l’aide d’avocats de façade à Genève, à Londres, à Paris ou à New York, qui connaissent toutes les ficelles et tous les arrangements possibles dans les abris fiscaux tels que les îles Vierges britanniques, celles de la Manche, le Liechtenstein ou la Suisse…

Soutenus par des conseillers ¬financiers et des comptables qui légitiment cette façon de faire de l’argent, ces cabinets d’avocats jouissent d’un environnement permissif, et souvent protecteur, dans beaucoup de pays, pourtant de démocratie ancienne. Sans ce climat favorable, les despotes ne sauraient piller aussi facilement et à si grande échelle les pays qui leur sont soumis.

La Guinée-Conakry d’aujour¬d’hui se tourne enfin vers une ère plus heureuse que le long calvaire qu’elle a connu ces cinquante dernières années. Ce pays martyrisé sous la houlette de Sékou Tourédurant les premières années de son indépendance, puis mal géré durant la période népotique de Lansana Conté a voisiné plusieurs fois avec le gouffre de la guerre civile. L’épisode du coup d’Etat du capitaine Dadis Camara a marqué la période récente la plus dangereuse et la plus violente. Après que ce triste capitaine eût reçu une balle de l’un de ses subordonnés et fut évacué vers le Maroc puis le Burkina Faso, une transition sous la houlette du général Sékouba Konaté a finalement abouti auxélections présidentielles de 2010, les premières élections libres de toute l’histoire de ce pays. Elles portèrent à la présidence de la République l’opposant historique, ancien professeur en Sorbonne, M. Alpha Condé. L’une de ses promesses électorales était de revisiter les contrats miniers conclus sous les dictatures militaires… Ce qu’une commission d’avocats ¬guinéens et internationaux mandatée par le nouveau président s’attache à faire depuis 2011. Une première en Afrique francophone.

Sur la base des travaux de cette commission, la justice guinéenne demande des comptes au groupe BSRG et à M. Bény Steinmetz, soupçonnés d’avoir obtenu, sous la présidence de Lansana Conté, des droits d’exploitation sur le mont Simandou, le plus grand gisement de fer non encore exploité au monde, en s’achetant l’influence de Mme Mamadie Touré, l’une des épouses du défunt chef de l’Etat guinéen. Et d’avoir ensuite revendu ses parts à un groupe brésilien pour 15 fois son prix d’achat à la fin de la transition militaire.

Des demandes d’entraide sont déposées auprès de la justice américaine et de la justice genevoise. Les Etats-Unis arrêtent en Floride un Français qui se serait présenté à la résidence américaine de Mme Touré comme un envoyé direct de M. Steinmetz. Il est accusé d’entrave à la justice et soupçonné de s’être rendu aux Etats-Unis dans le but explicite d’inciter Mme Touré à détruire des documents compromettants. A Genève, la police perquisitionne en septembre dernier le domicile de M. Steinmetz.

En octobre, les lecteurs de La Lettre du Continent – hebdomadaire africain francophone bien connu de ceux qui suivent de près les développements économiques en Afrique – découvrent avec effarement qu’y est publiée une lettre signée de la main de M. Marc Bonnant, avocat de M. Steinmetz, ancien bâtonnier genevois et personnalité fort appréciée des amis des belles-lettres 2. Le ton de ce courrier surprend par les accusations de corruption portées contre le premier président démo¬cratiquement élu de Guinée: «Le pouvoir politique actuel en Guinée est largement corrompu. Son président a été «élu» de manière frauduleuse.» Adressée au procureur genevois Claudio Mascotto, pour lui signifier que M. Steinmetz s’oppose à «l’exécution de la commission rogatoire et au transfert d’une quelconque documentation à l’autorité guinéenne», la lettre de Me Bonnant donne, étonnamment, dans le procès d’intention facile: «Le président Alpha Condé entend exproprier BSG Resources Guinea Limited aux fins de revendre (y parviendrait-il?) les droits légitimement acquis par ladite société à une autre société minière.» La gratuité de l’argument plonge le citoyen de Suisse romande, habitué à apprécier l’érudition et la nuance qui font le fort des apparitions publiques de Me Bonnant, dans un abîme de réflexions.

Des concessions minières obtenues sous des gouvernements ¬militaires autocratiques dont les pratiques corrompues étaient largement connues des acteurs économiques actifs en Guinée ces années-là seraient, elles, «des droits légitiment acquis», sans le moindre doute possible. La démarche d’un pouvoir démocratiquement élu qui demanderait des éclaircissements sur des contrats obtenus dans ces conditions historiques serait, elle, par contre, non seulement dénuée de la moindre légitimité, mais la preuve même des intentions d’enrichissement personnel du nouveau pouvoir!

«Vendre et revendre le même bien plusieurs fois: une pratique et une tradition politique de certains Etats africains…», poursuit, d’ailleurs sans fioritures, le courrier de Me Bonnant. Alors que justement les conditions de revente des concessions de son client in¬téressent également les enquêteurs…

La tactique suivie par cette lettre confond son lecteur par son simplisme: renvoyer sur les autorités judiciaire et politique guinéennes les soupçons mêmes qui pèsent sur le client de Me Bonnant. L’accusation de corruption, sans appel, jetée pêle-mêle sur le président Condé, sur la justice guinéenne et, par extension, sur l’ensemble de l’Afrique, suffirait-elle, à elle seule, à lever le soupçon qui pèse sur M. Steinmetz et le groupe BSGR? Serait-il ainsi suffisant, désormais, de justifier un acte condamnable sous prétexte qu’il aurait été commis également par d’autres? Imaginer qu’un pouvoir démocratiquement élu ne regarderait pas de plus près un arrangement de cette ampleur, largement commenté d’ailleurs par la presse guinéenne, ne révèle-t-il pas, aussi, une vision méprisante d’une Afrique homogène où tout chef d’Etat serait, par vocation, corrompu et vénal?

Que l’ancien bâtonnier genevois choisisse avec autant de lé¬gèreté ses arguments dans une ¬affaire de cette importance est ¬révélateur d’un système et d’une pratique largement répandus, qui ne grandissent personne. Il parle après tout de l’Afrique… ¬visiblement si facile à vilipender du haut de la pratique du droit suisse. Confronté à une affaire de ce type, on peut visiblement faire l’économie d’une argumentation plus fouillée, tant le sentiment de protection et de son bon droit ¬demeure solide. L’enjeu final est pourtant de taille: voir la Guinée, et son peuple appauvri par tant d’années de gestion déloyale, commencer à profiter un peu de la richesse de son sous-sol. Ce but ne peut être atteint que par une révision stricte et dépassionnée des arrangements conclus du temps des gouvernements militaires. Et si certains doivent en répondre devant la justice, eh bien, soit!

Alpha Condé sera-t-il ce président tant attendu des Guinéens qui se préoccupera d’abord de leur prospérité avant de penser à ses poches? On peut l’espérer. Il est, en tout cas, bien tôt pour lancer sur son compte de telles accusations de corruption sans s’embarrasser d’y esquisser la tentative de la moindre preuve. Tout citoyen d’un pays démocratique se devrait de saluer et de soutenir de tels efforts de transparence dans un pays en transition comme la Guinée. Plus encore un homme comme Me Bonnant, si ouvertement ami des Lumières, de l’Etat de droit et du débat démocratique sous nos cieux! Car c’est finalement la force du droit et du contrat social qui ont fait la puissance des démocraties occidentales et non les arrangements entre initiés. La patrie de Rousseau a certainement mieux à offrir à l’Afrique et au monde que ce pitoyable spectacle d’une plateforme de défense de puissants intérêts privés contre ceux de peuples en guenilles.

Alain Délétroz (Le Temps)

 

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