Censure

Le dilemme cornélien dans la crise Ukrainienne

Par Youssouf Sylla. L’Europe et les Etats-Unis ont en commun quelques expériences riches d’enseignements face à un adversaire coriace. Pour l’Europe, c’était en 1938. Hitler dans son aventure militaire réclamait les Sudètes, en Tchécoslovaquie, où vivaient un peu plus de trois millions d’Allemands. Pour avoir la paix avec Hitler, français et anglais abandonnèrent la Tchécoslovaquie entre les mains de l’Allemagne nazie dans le cadre des Accords de Munich signés le 30 septembre 1938, avec la facilitation de l’italien Benito Mussolini. Le 1er octobre 1938, l’armée allemande annexait sans aucune forme de résistance les Sudètes.

Avec le recul, cet épisode est considéré comme une monumentale erreur stratégique que les français et les anglais n’auraient jamais dû commettre face à un adversaire insatiable et qui ne croit qu’au langage de la force. Leurs faiblesses face à Hitler dans le dossier des Sudètes ont renforcé ce dernier dans la poursuite de son objectif d’étendre son contrôle sur l’Europe, y compris la France. Aux responsables français et anglais signataires des Accords de Munich, Winston Chrchill, premier ministre anglais là partir de 1940, qualifié par ses admirateurs de « vieux lion » à cause de son courage face aux nazis, dira que la postérité retiendra, d’eux qu' »ils ont accepté le déshonneur pour avoir la paix, ils auront le déshonneur et la guerre ».

Depuis l’annexion de l’Ukraine par la Russie le 24 février passé, ce pays se bat tout seul face à la puissance militaire russe. Pour toute riposte, les Etats-Unis et l’Europe ont choisi les sanctions économiques et financières, évitant toute confrontation militaire avec la Russie. La question qu’il convient de se poser est de savoir si la riposte occidentale jugée « lente » par le président Ukrainien ne risquerait pas d’encourager après la Russie, à brandir de nouveau la force pour maintenir durablement dans sa sphère d’influence les autres républiques de son environnement immédiat qui ne lui prêteraient pas allégeance ou qui seraient tentées de rejoindre l’OTAN? Autrement, la Russie ne risque t-elle pas de voir dans la mollesse de la riposte occidentale, la peur de la guerre que l’Allemagne lisait autrefois dans les yeux des français et des anglais dans la crise des Sudètes ? A noter toutefois que l’Union soviétique, à travers ses courageuses forces armées, avait pris une part active dans l’extinction du nazisme en 1945.

Là s’arrête comparaison entre la crise des Sudètes et celle de l’Ukraine pour deux principales raisons. La première est qu’à la différence de 1938, les puissances en présence dans la crise ukrainienne sont dotées de l’arme nucléaire (la Russie, les Etas-Unis, la France et l’Angleterre en particulier). Les risques de destruction mutuelle des belligérants en cas de guerre nucléaire étant assurés, aucune puissance ne voudra être la première à prendre l’initiative d’une telle guerre. Les conséquences de cette posture se traduisent sur le terrain comme, on le voit, par une sorte d' »abandon » de l’Ukraine entre les mains de la Russie qui est maintenant en train d’y instaurer son ordre.

La deuxième raison tient à la grande différence entre les parties en ce qui concerne la « perception de la menace ». Du point de vue américain et européen, la menace vient de la Russie qui viole le droit international en annexant un Etat indépendant, libre d’adhérer à l’Union européenne et à l’OTAN. L’analyse de la Russie est différente. Elle estime que la menace vient de l’OTAN qui ne cesse, malgré ses mises en garde, de s’étendre à ses portes par l’intégration en son sein, de son « étranger proche », dont fait partie l’Ukraine. La Russie considère que l’Ukraine et les Républiques issues de l’effondrement de l’URSS, relèvent de sa « sphère d’intérêt vital » pour la protection de laquelle, elle est prête à consentir son ultime sacrifice. De plus, la Russie reproche aux américains le non-respect de l’engagement qu’ils avaient pris dans les années 90 lors de la dissolution du Pacte de Varsovie, l’alliance militaire qui liait l’URSS aux pays de l’Europe de l’Est, de ne pas étendre l’OTAN d’un pouce vers l’Est. Selon une analyse de Charles Thibout sur « L’élargissement de l’OTAN et la Russie : promesse non tenue ?’’ (décembre 2017), cette promesse, telle qu’elle ressort de l’exploitation des documents diplomatiques déclassifiés du National Security Archive, basé à la Gorge Washington University, ne figurait pas dans un traité. Mais elle existait dans les mémorandums et comptes rendus des « discussions entre les Soviétiques et leurs principaux interlocuteurs occidentaux ».

L’autre expérience riches en enseignements, est la crise des missiles de Cuba. En 1962, les Etats-Unis découvrent sur l’Île de Cuba, des missiles russes pointés sur le territoire américain. Pour Kennedy, président américain, la menace était grave tout autant que la réaction devait l’être. Kennedy décrète un blocus maritime autour de Cuba pour empêcher l’arrivée dans l’Île de navires soviétiques transportant du matériel militaire. Il exige ensuite de l’Union soviétique le retrait des missiles. Le monde était au bord d’une guerre thermonucléaire aux conséquences incalculables. Après négociations, les navires soviétiques firent demi tour et l’homme fort de Kremlin, Khrouchtchev, ordonna le retrait des missiles contre le retrait des missiles américains de la Turquie et de l’Italie et l’engagement de Kennedy de ne pas attaquer le Cuba. Le tout se termina par l’installation d’un téléphone rouge entre Kremlin et la Maison blanche.

Dans ce cas, seule la menace d’utiliser la force a refroidi les ardeurs soviétiques. La force est en effet au service d’un objectif politique ou géostratégique. Mais la conviction que l’objectif visé ne sera jamais atteint par la force, est un motif suffisant pour obliger les parties en conflit à négocier. C’est exactement ce qui s’est passé entre les américains et les soviétiques dans la crise des missiles. La détente qui en résulta montre à quel point, les responsables politiques et militaires peuvent être raisonnables face à une guerre autodestructrice.

Le nécessaire retour de la diplomatie

Dans la crise ukrainienne, la Russie héritière de l’URSS se sent menacée par l’extension de l’OTAN dans sa « sphère d’intérêt vital » en Ukraine et dans les autres républiques qu’elle considère comme son « étranger proche ». Donc, elle sera plus encline à mobiliser toute sa puissance de feu, y compris nucléaire, pour se protéger de cette extension, d’autant plus qu’elle veut apparaître dans le monde comme une puissance qui a retrouvé ses forces militaires et dont l’avis doit compter dans le jeu international.

Dans ces conditions, la seule issue possible à cette crise, semble être la très difficile voie des négociations diplomatiques et de concessions entre les Etats-Unis et la Russie, qui ne peuvent à raison de leur parité nucléaire, se permettre d’aller vers une confrontation militaire. S’inspirant du précédent de la crise des missiles dans l’Île de Cuba, les négociations assorties de concessions paraissent être la seule issue crédible.

Dans l’immédiat, les négociations entre ces deux puissances devraient d’une part permettre de préserver l’indépendance de l’Ukraine et des autres Etats issus de l’effondrement de l’URSS, et d’autre part, accorder à la Russie de garanties sécuritaires suffisantes par rapport aux politiques d’extension de l’OTAN. D’autres sujets politiques et sécuritaires majeurs entre la Russie et ses proches et entre la Russie et l’Occident (Europe et Etats-Unis) devraient aussi être à la tête de l’agenda pour l’instauration de nouveaux équilibres internationaux.

En effet, le « laisser faire » assorti de sanctions économiques et financières contre la Russie n’est pas une solution compte tenu de l’interaction entre les économies du monde. Tout comme une éventuelle confrontation armée entre la Russie et l’Occident. Ainsi, dans la crise ukrainienne, on peut se demander ce qui devrait l’emporter dans la balance, entre la souveraineté d’un Etat, en occurrence l’Ukraine, et sa liberté de conclure les alliances de son choix, d’une part, et d’autre part, le droit d’un autre Etat (ici la Russie) de se protéger, à travers cette liberté, de la présence d’une alliance militaire jugée hostile dans sa sphère d’intérêt vital? Telles sont les deux grandes questions que les Russes et les Américains doivent résoudre pour sortir de l’impasse actuelle et pour éloigner du monde le spectre d’une guerre nucléaire qui ne fera que de vaincus.

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