Censure

Guinée. Que dit la loi par rapport à l’installation des délégations spéciales dans les communes ?

Le 31 décembre 2023, lors de son adresse à la nation à l’occasion du nouvel an, le président de la transition, le Général Mamadi Doumbouya, a annoncé l’installation des délégations spéciales dans les communes de Guinée. Selon lui, cette installation aura lieu au premier trimestre de 2024. Le chef de la junte militaire qui a renversé l’ancien président Alpha Condé, le 05 septembre 2021, justifie cela par le fait que le mandat des conseillers communaux, élus en février 2018, est arrivé à son terme.

Cette annonce de Mamadi Doumbouya a suscité beaucoup de débat au sein de la classe politique guinéenne et certaines organisations de la société civile. Le 25 janvier 2024, dans une déclaration rendue publique, les forces vives de Guinée ont exprimé leur opposition à cette décision. Pour ces acteurs sociopolitiques, l’installation de délégations spéciales dans les mairies du pays viole le code des collectivités locales du 26 mai 2017.

Alors, ces installations sont-elles légales ? Que dit la loi sur le sujet ? Pour répondre à ces interrogations, la rédaction de Guinee7.com a décidé de faire un légal-checking sur cette décision des autorités de la Transition. Pour ce faire, nous avons interrogé trois juristes…

Dr Alhousseiny Makanera Kaké, enseignant chercheur, soulève des interrogations avant de dire ce qu’il y a lieu de faire, selon lui. « Aujourd’hui, il est très difficile de parler de tout cela ; pour la simple raison que la Charte de la transition qui est la Constitution de la Transition n’en a pas mentionné. Elle n’a pas parlé de délégation spéciale. Ensuite, l’ordonnance qui a reconduit les lois en République de Guinée n’a pas fait cas des lois qui ont été reconduites. Elle n’en a pas fait la liste. On a juste dit celles qui ne sont pas contraires à la Charte. C’est pourquoi, la première des choses à dire, c’est se poser la question de savoir si le Code des collectivités locales révisé est en vigueur. Dans ce sens, si le Code des collectivités est en vigueur, on a un problème. Car les délégations spéciales ne sont pas instituées parce que le mandat est expiré. Le Code des collectivités ne prévoit pas ça. Il ne dit pas qu’on doit installer des délégations spéciales parce que le mandat des élus locaux est expiré. Le code pose d’autres conditions de mise en place des délégations spéciales. Par contre, si on répond en disant que ce n’est pas le Code des collectivités qui est en vigueur, ça signifierait que le président de la Transition est libre d’intervenir par ordonnance ou décret pour fixer un cadre juridique des collectivités ainsi que leurs gestions. Là, on n’aura rien à dire… Ce qui est sûr, quand on est élu pour cinq ans et qu’on a fait les cinq ans, le mandat pour lequel l’on est élu est expiré, on n’a plus de mandat. Ça, c’est différent du fonctionnement continu des activités. On ne peut pas dire que l’administration ne peut pas installer des délégations spéciales pendant la période de transition », a-t-il déclaré.

Le deuxième juriste que nous avons rencontré dans le cadre de la rédaction de cet article est Abdoulaye Sylla, Docteur en droit public et avocat au Barreau de Guinée. Il trouve légale l’installation des délégations spéciales. « Nous sommes dans une situation très compliquée, parce que nous sommes en période de Transition. La Transition est toujours une exception au régime normal. Donc, ça c’est déjà un facteur. Deuxièmement, c’est que les collectivités locales, les conseils communaux, élus en 2018, leur mandat aussi tend vers l’expiration. Or, des nouvelles élections ne sont pas pour le moment programmées. Ce qui veut dire qu’on tombe dans une autre situation d’exception, parce qu’il y a l’une des deux choses possibles : soit on les fait remplacer par des délégations spéciales, soit le président de la Transition prend un décret pour proroger leur mandat. Mais je pense que c’est la première option qui se dessine, parce que le ministre de l’Administration du territoire et de la Décentralisation a fait une déclaration réaffirmant que les conseils communaux seraient remplacés par des délégations spéciales », a-t-il souligné.

L’avocat dit comprendre la démarche du chef de l’Etat. « Les périodes d’exception sont prévues par la loi. Le régime normal, c’est le régime qui se développe en temps normal. Mais là, c’est un régime qui va se développer pour la période d’exception. Et la loi a prévu même six mois pour essayer de normaliser la situation, parce que les délégations spéciales ne vont pas être là-bas pendant longtemps. Ce ne sont pas des administrateurs qui sont élus. Donc, la durée de leur mandat, c’est normalement six mois. Mais la question que l’on se pose est de savoir si les autorités vont-elles respecter la loi, parce qu’il y a déjà quelques délégations spéciales qui sont installées dans certaines collectivités à travers l’étendue du territoire national. Ces premières délégations spéciales installées n’ont-elles pas déjà fait plus de trois mois à la tête de ces collectivités ? D’autres sont installées depuis déjà six mois », a nuancé Me Abdoulaye Sylla.

Le troisième juriste est Fayimba Mara, enseignant chercheur. Il déroule les scénarios prévus par la loi. « Ces scénarios que le législateur a prévus, ce sont les cas de décès, de démission, de dissolution, en cas de commission de délit, de crime économique, démission massive des conseillers, etc. Ce sont des scénarios que le législateur a prévus pour dire que quand vous vous retrouvez dans une telle situation, voilà ce qu’il y a lieu de faire. Et aujourd’hui, quand on analyse tous ces scénarios prévus en cas de crise, en cas de difficultés, on comprendra que nous ne sommes pas dans ces scénarios. Ces scénarios sont prévus par l’article 100 et surtout l’article 80 du code des collectivités décentralisées. Il se trouve que, juridiquement, on est sortis de ces scénarios. Maintenant, on est allé au scénario de l’article 101 du Code des collectivités. L’article 101 aussi parle de dissolution des membres, mais à côté, le dernier alinéa, le législateur l’a prévu au cas où une situation de force majeure comme des troubles graves au pays qui empêchent l’organisation de nouvelles élections pour qu’on mette des délégations spéciales. Maintenant, nous sommes dans un autre cas de force majeure, un coup d’État, un putsch, qui intervient est intervenu. Donc, nous sommes dans une situation exceptionnelle. Dans cette situation exceptionnelle, on peut se poser la question de savoir ce qu’il y a lieu de faire. Puisque les mandats sont terminés et la loi dit qu’au-delà du mandat, dans les conditions normales, on ne peut pas organiser les élections, on peut mettre des délégations spéciales à la tête des communes. Toutefois, ces délégations spéciales, conformément à la loi, le Code des collectivités locales ou Code électoral, le mandat d’une délégation spéciale n’excède pas six mois. Parce que ce sont des situations de crise, les délégués ne sont pas là pour gérer le mandat. Ils sont là pour gérer une situation exceptionnelle qui, dans les conditions normales, ne doit pas excéder six mois », a détaillé le juriste.

Verdict

A la lumière des explications fournies par les trois juristes, le président de la Transition, le général Mamadi Doumbouya, peut installer des délégations spéciales à la tête des différentes mairies de la Guinée, à condition que cette mesure soit « exceptionnelle », compte tenu de la période exceptionnelle qui prévaut en Guinée depuis son putsch du 5 septembre 2021, et qu’il ne se base pas sur le code des collectivités locales. Car même si cette loi prévoit des délégations spéciales, c’est pour d’autres motifs qui n’ont pas de rapport avec la fin de mandat des élus. Dans le cas de l’installation des délégations spéciales pour cause de « force majeure », la loi limite la durée de ces délégations à six mois. Au terme des six mois, ces délégations spéciales doivent céder la place à des élus. Reste à savoir l’interprétation que les autorités de la transition feront de la loi pour donner une légalité à cette décision.

Cet article a été rédigé par Bhoye Barry dans le cadre du projet Implication des Médias Numériques dans la Prévention Active des Conflits et Tensions (IMPACT), sous la coordination de Thierno Ciré Diallo. Il a été approuvé par la rédaction de Guinee7.com.

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