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Ismaël Kaba: “Des réformes courageuses pour un secteur numérique fort et compétitif”

Guinée

Ismaël Kaba, est un expert du secteur des Télécommunications, fort d’une carrière impressionnante de plus de vingt ans au plus haut niveau. Ingénieur Télécoms, diplômé de l’Institut Polytechnique de Conakry et certifié en Gestion de Projet- Planification avancée de l’École d’Ingénieur Centrale de Lille (France), il a fait ses armes chez l’opérateur historique des Télécoms guinéennes SOTELGUI comme Ingénieur Réseaux d’accès, puis en tant que Directeur de la Stratégie/Développement et Directeur Technique. Son expertise l’a ensuite conduit à endosser le rôle de conseiller près la Direction Générale de l’ARPT (Autorité de Régulation des Postes et Télécommunication) où il n’a malheureusement pas eu le temps de faire profiter à cette Institution tout son talent. Aujourd’hui, il met son expérience au service des clients en tant que Consultant indépendant et Directeur Général de Global Engineering SARLU. C’est dire donc que son parcours, alliant vision stratégique et technique, fait de lui un interlocuteur de référence sur les enjeux de transformation et de développement du secteur des Télécommunications et du numérique en Guinée. Dernière partie.

Guinee7.com : Quelles réformes structurelles sont, selon vous, indispensables pour redynamiser le secteur des télécoms et du     numérique en Guinée ?

Ismaël Kaba : Par son caractère transversal, le numérique est un engrange solide pour l’émergence de tout pays en développement. C’est pourquoi l’Etat guinéen, par une politique publique volontariste, doit engager des réformes courageuses à même d’aboutir au développement du secteur numérique pour en faire l’épine dorsale de l’économie nationale. Je constate que des efforts sont consentis par l’Etat pour renforcer les infrastructures critiques ; mais ils doivent être amplifiés pour espérer des résultats tangibles. Prioritairement, les réformes doivent concernées les domaines ci-après : L’amélioration de l’environnement des affaires, le cadre règlementaire et légal, la construction et le renforcement des infrastructures critiques, le renforcement de la cybersécurité et de la confiance numérique, le renforcement et le développement des compétences dans le numérique.

Le cadre règlementaire et légal est le substrat sur lequel doit reposer toutes les autres réformes. Il s’agira en premier lieu d’adapter la loi L/2015/018/AN sur les télécommunications, en épousant une vision « numérique » et non plus uniquement « télécom », et ainsi couvrir les services OTT (over-the-top) comme Netflix, Spotify, etc. Ensuite, il faudra nécessairement renforcer l’indépendance et surtout la capacité du l’ARPT par une expertise technique et juridique accrue, à même de lui permettre d’être plus qu’un gendarme du secteur mais un acteur central capable d’insuffler une nouvelle dynamique dans le secteur par des mécanismes concrets.  Un autre chantier, et non le moindre, dans le cadre de ces réformes, est l’audit par l’ARPT des ressources rares que sont les fréquences radioélectriques afin d’identifier celles qui sont inutilisées ou mal utilisées pour les réallouer de manière efficiente, et favoriser ainsi l’entrée de nouvelles technologies (nouveaux acteurs) et plus de concurrence. C’est en ce moment, lorsqu’il y aura plus de compétition dans le secteur, que l’ARPT pourra jouer efficacement son rôle de gendarme en veillant au strict respect des règles du jeu.

L’ARPT doit devenir un acteur central, pas seulement un gendarme du secteur

L’amélioration de l’environnement des affaires dans le secteur découlera en partie des réformes profondes au niveau de la régulation, ce qui permettra l’entrée des petits acteurs comme les FAI (Fournisseurs d’accès à Internet, ndlr) et les opérateurs virtuels mobiles. Il faudra en fin une meilleure stratégie de régulation des tarifs de gros (whosale), notamment ceux de l’interconnexion, pour ne pas étouffer ces petits acteurs.

Quant aux infrastructures critiques, je n’ai cessé, tout au long de cet entretien de souligner la place qu’elle occupe dans l’écosystème global des télécoms et du numérique. Des efforts comme le projet d’atterrissement d’un second câble sous-marin et le renforcement du backbone national doivent être amplifiés pour améliorer la connectivité nationale et internationale.

La cybersécurité et la confiance numérique est un autre domaine clé dans le développement numérique du pays et sur lequel des réformes profondes sont à mener. Précisons certaines expressions à l’attention de vos lecteurs : La cybersécurité est l’ensemble des techniques et solutions utilisées pour assurer la sécurité dans l’espace numérique. Tandis que la confiance numérique renvoie à la fiabilité, l’intégrité et la confidentialité des échanges dans le numérique. Pour stimuler les échanges dans un nouvel environnement dématérialisé où des volumes importants de données sensibles et personnelles sont échangées, des mesures spécifiques sont à prendre pour sensibiliser les utilisateurs sur les bonnes pratiques, mais également renforcer les agences de l’Etat dans la protection des données et la lutte contre la cybercriminalité.

La cybersécurité et la confiance numérique, piliers d’une économie moderne

Toutes les réformes précitées seront matérialisées sur le terrain par des femmes et les hommes dont le niveau de compétence peut être un gage de réussite ou un facteur limitant. C’est pourquoi, il faut envisager une forte intégration des TICs dans le système éducatif, et mettre en place un ambitieux programme de remise à niveau et/ou de réorientation des compétences dans les domaines clé (Ingénierie réseaux, science de la data, etc.)

Comment l’Etat peut-il créer un environnement plus favorable aux investissements et à l’innovation dans ce domaine ?

Les réformes que j’ai abordées dans la question précédente répondent dans une large mesure à cette problématique. En plus de ces réformes, si notre pays souhaite vraiment attirer les investissements dans le secteur du numérique et stimuler l’innovation, l’Etat devra rajouter un plier fiscal incitatif avec pour objectif la réduction des coûts d’entrée (CAPEX) et d’opération (OPEX) pour les nouveaux acteurs.

Concrètement, je pense qu’un audit sur la fiscalité sectorielle en Guinée permettrait à l’Etat de mesurer l’impact réel des taxes et redevances et, si nécessaire de les aligner sur les standards dans la sous-région. L’autre pilier pour capter les investissements et stimuler l’innovation consisterait à faire des incitations ciblées telles que les crédits d’impôts pour les petites entreprises innovantes et les exonérations douanières sur les équipements télécoms et les serveurs par exemple.

Quelle place accordez-vous à la formation et au développement des compétences locales dans la redynamisation du secteur ? 

Dans un contexte mondial où une proportion importante des échanges est dématérialisée, le développement des compétences dans le secteur numérique n’est point un luxe mais un fondement indispensable pour chaque pays. Même avec les infrastructures les plus modernes et les règlementations les mieux pensées, sans compétences numériques locales suffisantes, le pari de redynamiser le secteur numérique sera perdu.

Sans compétences locales, la souveraineté numérique restera une illusion

Pour créer ou renforcer les compétences techniques dans le secteur, l’Etat doit définir une stratégie nationale pour la formation et la mise à niveau dans les métiers du numérique. A mon avis, cette stratégie peut s’articuler autour de deux axes principaux :

Le premier axe concernera l’intégration du numérique dans les programmes dès le secondaire et monter graduellement jusqu’au niveau universitaire.

Le second axe, sans doute le plus pratique, est la formation professionnelle par des certifications accélérées en créant un centre spécialisé dans la formation professionnelle sur le numérique, l’objectif étant de renforcer la capacité des techniciens et ingénieurs qui pourront être rapidement opérationnels. Pratiquement, ce centre fonctionnera sur la base du partenariat Public-Privé, notamment avec les grands noms du monde de la technologie numérique tels Huawei, Microsoft, Cisco, pour ne citer que ceux-là. Avec ce centre de certification qui sera dupliquée dans des capitales régionales, le pays pourra rapidement se doter de très bons techniciens dans les technologies sur la fibre optique et les réseaux mobiles mais aussi des Ingénieurs (core network, en optimisation du réseau d’accès et data sciences)

La formation des compétences locales est la clé de voûte qui rendra efficientes les réformes qui seront engagées, et permettra ainsi à la Guinée de s’approprier une certaine souveraineté numérique.

Quels sont selon vous les grands chantiers prioritaires qui pourraient ouvrir dans les mois/années à venir pour repositionner la Guinée comme un hub numérique en Afrique de l’ouest ?

Faire de la Guinée un hub numérique dans la sous-région ouest africaine est un chantier fort ambitieux, mais bien réalisable pourvu que le pays y croie et s’en donne les moyens. Cette ambition de hub numérique sous-régional n’est pas qu’une question technique, elle requière aussi et avant tout une volonté politique forte déclinée en vision stratégique claire, avec une mise en œuvre méthodique et rigoureuse. La réponse à cette question est aussi vaste que complexe, vous vous en doute certainement. Il serait prétentieux de ma part de vouloir donner ici une réponse précise avec tous les détails concourant à la mise en place du plan stratégique « Guinée – Hub numérique ouest africain ».

Faire de la Guinée un hub numérique sous-régional : une ambition réaliste et nécessaire

Cependant, je vais essayer de décrire, à titre indicatif, les grands piliers ou chantiers à ouvrir dans le cadre de cet immense    projet national. Souvenez-vous des réformes dont je vous ai parlé par rapport à la redynamisation du secteur numérique. Toutes ses réformes structurelles sont des prérequis qui peuvent largement contribuer à la réalisation de cette ambition.

Le premier chantier reste et demeure la refonte du cadre légal et règlementaire, avec deux priorités : Le renforcement de l’indépendance et de l’expertise juridique et technique de l’ARPT, la modification et la modernisation de loi L 2015/018/AN. Cette réforme légale et règlementaire favorisera l’émergence d’un secteur hyper compétitif qui facilite l’entrée de nouveaux acteurs, crée un cadre contraignant de partage d’infrastructure et décide de la réallocation des fréquences au besoin pour déployer les réseaux 4G/5G et les technologies sous-adjacentes comme l’Internet des choses (IoT). Cette nouvelle loi orientée « numérique » facilitera également la création d’une « zone économique numérique » dédiée aux activités et installations numériques telles que les data centers, les installations clouds ainsi que des entreprises technologiques. Cette « zone économique numérique » aura une sécurité en termes d’énergie et profitera d’exonérations fiscales temporaires et d’un régime de travail simplifié pour les experts étrangers.

Ce premier chantier peut être lancé dès maintenant pour une durée maximale de 18 mois (janvier 2026 – juin2027) et sera consacré à l’amélioration du cadre légal et règlementaire, de l’ouverture directe à la concurrence (nouveaux entrants, itinérance nationale), audit de Guinée Télécoms et Appel à candidature pour trouver un partenaire stratégique.

Une fois ce cadre légal et règlementaire hyper compétitif mis en place, il faudra s’attaquer au chantier des infrastructures critiques de connectivité pour la période 2026 -2030. L’objectif visé ici est de faire de la Guinée une plaque tournante de la connectivité terrestre et maritime. Le backbone national doit être finaliser et renforcer en assurant les interconnexions avec les pays limitrophes. Ensuite déployer le long du trans guinéen, un corridor de fibre optique pour étendre et sécurisé le backbone national. Pour la connectivité internationale maritime, il existe une fenêtre d’opportunité pour l’atterrissement de deux nouveaux câbles sous-marins pour la Guinée. Il faut saisir ces opportunités, surtout pour le câble sous-marin à vocation sous-régionale (Sierra leone, Sénégal, Liberia Guinée-Bissau). Ces connectivités terrestre et maritime feront de la Guinée un point d’échange d’Internet (IXP) naturel.

Cette seconde phase qui couvrira la période 2026–2030, sera dédiée aux infrastructures : Renforcer et étendre le backbone national, installé le corridor de fibre optique le long du trans guinéen, faire l’atterrissement d’un 2ème voir 3ème câble sous-marin, 5G (bande 3.5GHZ), renforcement IXP, construction de la « zone économique numérique ».

En fin, le troisième grand chantier sera celui des compétences locales sans lesquelles il serait illusoire pour notre pays d’être compétitif dans le secteur, encore moins de prétendre à une souveraineté numérique. Il faut rappeler que dans le domaine du numérique, les données (ou data) échangées sont extrêmement sensibles pour les Etats. Pouvoir les stocker, les analyser et les traiter dans ses propres installations et avec des compétences locales est devenu une question hautement stratégique pour tous les Etats.

C’est maintenant ou jamais : la fenêtre d’opportunité ne restera pas ouverte longtemps

Pour répondre au besoin de « hub numérique sous-régional », il faudra nécessairement développer et renforcer les compétences locales durablement. La création d’une université locale numérique (2026 -2030), couplée aux autres réformes dont nous avions parlé, serait une solution qui pourrait valablement résoudre la question de compétences locales. Ladite université pourrait être le fruit d’un partenariat public- privé, à l’image de « centre de calcul » de l’Institut Polytechnique de Conakry, fruit du partenariat entre l’Etat et l’équipementier chinois Huawei. D’autres questions comme l’innovation numérique et les mesures incitatives spécifiques pour les Start-Ups pourraient également être envisagées.

La troisième phase est celle des compétences locales en numériques, elle sera exécutée parallèlement à la seconde pour la même durée (2026 -2030) et concernera l’établissement d’une université numérique, des certifications accélérés (réseau et cloud), l’intégration du numérique dans les programmes scolaires et universitaires.

Le projet de « hub numérique ouest africain » peut sembler utopique même pour certains de nos compatriotes vu le retard de la Guinée par rapport à d’autres pays de la sous-région. Cependant, notre pays dispose des atouts immenses parmi lesquels je peux citer un potentiel hydroélectrique immense (château-d ’eau d’Afrique de l’Ouest). Une énergie abondante et à moindre coût est un argument solide, l’effet ‘late corner’(suiveur) qui permettra à la Guinée d’apprendre des erreurs et des succès des autres pays. La position géographique du pays peut en faire un nœud de connexion câblière pour de nouveaux câbles sous-marins et servir de passerelle entre l’Afrique francophone et anglophone (Libéria, Sierra-Leone, Gambie, Ghana).

L’objectif n’est pas de déclasser les hubs existants à court terme, mais s’appuyer sur les avantages comparatifs du pays et se positionner sur des segments spécifiques comme un nœud de services numériques pour les secteurs minier et agricole, un hub des technologies cloud et des data centers alimentés par l’hydroélectricité et un centre sous-régional pour la formation des talents numériques.

Ambitionner de faire de la Guinée un « hub numérique sous-régional » peut sembler utopique aux yeux de ceux craignent les défis, mais à mon avis cette ambition est bien réalisable. Il demandera une puissante volonté politique et des investissements conséquents et dois être perçu comme un plan national de développement. Faut-il rappeler que le secteur numérique est un transformateur transversal qui impacte le développement de toutes les autres activités. Le retard accusé par la Guinée peut être comblé à condition d’en faire une priorité nationale. Avec l’atterrissement prévu d’un second câble sous-marin à vocation sous-régionale, et un troisième en cours d’études, ajouté à cela l’espoir d’un renouveau économique et financier avec le projet Simandou, je dirai qu’il existe une fenêtre d’opportunités pour lancer le plan de transformation de l’écosystème des télécoms et du numérique en Guinée. Cette fenêtre ne restera pas ouverte indéfiniment, l’Etat doit la saisir. C’est maintenant ou jamais !

Interview réalisée par Ibrahima S. Traoré pour guinee7.com